Dehors, il pleut…
A l’intérieur, c’est l’orage.
Crissements, hurlements, fracas. Stupeur à l’extérieur.
Le verre se brise et la fumée explose !
Dans ma tête, la spirale qui tournait d'un mouvement régulier s’accéléra frénétiquement. Les couleurs se mélangèrent, quelque chose heurta ma boîte crânienne, brutalisa mes neurones. Puis tout disparut. Incroyable ! En un instant, tout s’était évanoui.
Mon corps fut soudain secoué d’un extraordinaire sursaut. Mes yeux s’ouvrirent alors en un battement rapide, tandis que mon cœur, éprouvé, peinait à retrouver son rythme habituel, que je savais si profond et imperturbable. Jamais je n'avais connu un réveil aussi brutal. Egarée et à la recherche de repères, je constatai avec effroi que tout était noir… D’un noir absolu, parfaitement opaque et impénétrable… Mes nerfs à fleur de peau, irrités, lâchèrent. Victime d'une angoisse inexplicable, je sentis bientôt une indicible frayeur vaincre les barrières de ma conscience et compromettre mon self-control. Porte-parole effroyable de tous ces appels à l’aide prisonniers de ma gorge, ma respiration ronflante s’accentua alors et comprima ma poitrine endolorie, tandis que des hurlements atroces résonnaient dans mes oreilles, papillonnant de l’une à l’autre et se distordant, brutalisant mes tympans et mon cerveau. Plus que jamais physiquement vivante, mais psychiquement languissante…
« Pitié, dites-moi… Où diable suis-je atterrie ? Serait-ce ça, l’enfer ? »
Heureusement, je sentis bientôt que l'horreur s'estompait peu à peu, tandis que ma conscience revenait doucement à elle, en tentant d’anéantir les quelques démons chimériques subsistants. Ma main affolée et aveugle, dans un ultime élan de panique, parcourut avec hésitation les froides aspérités de la tapisserie, trouvant enfin le bouton magique qui allait révéler la vérité et mettre un terme à ces abominations.
Lumière. Et soulagement aussi.
Je reconnaissais bien cette pièce, ses teintes poudrées, son charme ancien, ainsi que ses odeurs profondes de fleurs séchées et de bois verni. La faible lueur qui baignait son espace se diffusait en légers rayons ambrés, pailletant le voluptueux satin prune des mes draps et projetant au mur la silhouette de mes meubles, découpée en ombres sensuelles et délicates. Merveilleuse enchanteresse sublimant un rien de cet irrésistible éclat flavescent, la lumière éblouissait et apaisait. Tout était figé, mais tranquille. Cet endroit constituait mon havre de paix dans un monde de brutes, et se voulait imperméable aux violences du dehors. C'était le cadre idéal d’une nature morte semblable à nulle autre pareille, contenant en son sein l’essence précieuse d’un fragment d’automne immortel, captif entre quatre murs.
Rassurée, je constatai que ce charmant boudoir tout en tiédeurs obscures et pâleurs subtiles où je me complaisais avait retrouvé son aura ordinaire, délivré de l'empreinte étouffante des ombres.
Je distinguais même à nouveau, se mêlant au chaos sonore du dehors, le tic tac uniforme mais rassurant du magicien immobile, les faibles rumeurs mécaniques de cet immense colosse de bois au pendule d’or, ayant appris les cantiques du temps qui passe et sachant toutes les facéties des minutes et des secondes. Mon regard se tourna donc en direction de l'ultime détenteur du temps qui passe, noble porteur de la vérité la plus cyclique qui soit. C’est alors qu’il me révéla solennellement de ses deux doigts de métal la réalité éphémère inscrite sur son visage pâle.
Il était seulement 3 heures.
Etonnant. Mais je m'en remets à son constat. Car il sait tout, lui. Il ne peut être dupé par les ruses de l'univers et est intouchable, lui qui applique strictement la loi du cycle et la politique la plus exacte qui soit. Monseigneur L'Horloge est la droiture incarnée et il punit l’inexactitude, empêchant strictement aux lendemains de se libérer de son emprise inextricable. Sage et réconfortant, il semblait murmurer à mon oreille aux aguets :"Tout va bien".
Et j'aurais voulu le croire à n'importe quel prix. Après tout, il ne peut pas mentir...
Pourtant, j'ai si peur...
D'ailleurs, le chaos extérieur s'est invité chez moi sans même me prévenir. Quelqu’un hurle à s’en décrocher les poumons et sanglote, comme si un véritable cataclysme avait eu lieu… Paris est vraiment très matinal aujourd’hui… En tout cas, il s’éveille à sa façon. Mais nul doute là-dessus: tout ceci ne présage rien de bon.
Il me faut prendre l’air, si je ne veux imploser. Corps et âme, je suffoque littéralement.
A ce moment précis, une impulsion improbable que j’appellerai « La Peur » allégea mes jambes, lourdes comme le plomb, et me poussa jusqu’ au salon. Je me trouvais maintenant à la fenêtre. D’un mouvement convulsif, mes bras dissocièrent les sévères et solides frontières transparentes qui s’ouvrirent en un craquement léger, dévoilant ainsi la détresse dissimulée derrière un véritable rideau d'épaisses fumerolles malodorantes.
Vous savez, ces bouffées écoeurantes, ces vaporeuses silhouettes ondulantes, toutes ces fumées diverses qui parasitent l’atmosphère, la déchirent et la font hurler de douleur, je les sais malheureusement. Je les respire, les aspire et les expire. J’existe avec elles, ce sont mes tristes compagnes urbaines, les fantômes ordinaires de la vie citadine qui partagent mon quotidien.
Pourtant, ce soir, elles me chagrinent, parce qu’elles ont changé. Je les trouve différentes, encore plus malsaines, sordides, vêtues de leur funeste robe noire, et fardées d’effroi. Parce que ces vulgaires catins, ce soir, ont décidé de s’amuser. Elles se déguisent en danger, endossent le rôle des messagères funèbres, ne tenant aucunement compte de la gravité de leurs espiègleries. Femmes fatales éthérées et sans scrupules, elles séduisent le firmament enfiévré, exhibant leurs jupons charbonneux et agitant leurs traines déchiquetées dotées du plus macabre des éclats. Nul doute là-dessus, ce soir, les demoiselles toxiques se déchainent et jouent aux jeux interdits. Mais elles ne sont pas les seules, non. L’ondée est aussi de la partie, mêlée à cette lugubre célébration de son plein gré. Rejetée par le ciel, vicieux et vengeur, elle erre et rampe langoureusement sur le macadam luisant, enfilant la plus étrange, la plus abjecte des parures, fluide et d’une brillance écarlate. La voilà métamorphosée en une monstruosité aqueuse des plus perturbantes…
Et je le regarde cet infâme serpent liquide, je le vois ! Il me hante et m’hypnotise !… Oui, je le vois bien se frayer sournoisement un chemin entre les rainures des dalles glacées et abreuver le sol de son puissant venin morbide… Et je ne peux détourner mes yeux de ses courbes affreuses, je ne peux pas, je le vois, il est là, et il rit, je le devine, son rictus écœurant, et je donnerais tout pour m’enfuir, TOUT.
D’ailleurs c’est incroyable, regardez comme il s’étend, sinue et s’allonge ! Voyez les trésors de souplesse qu’il déploie pour se mouvoir, voyez comme il sillonne le boulevard, arpente le goudron gelé et sème l’épouvante… Ne trouvez-vous pas qu’il semble presque invincible, qu’il ne rompra jamais... ? Je me demande où cette ignominie prend sa source…
Cette question me taraudant, je me hasardai à remonter le chemin parcouru par la bête inconnue, en suivant du regard son sillon noirâtre. Mon appréhension fabuleuse de la découverte ne m'empêcha cependant pas (non sans une difficulté certaine) de surpasser ma crainte..
Encore un peu plus haut…
J’y suis.
STUPEFACTION !
Glacée. Je suis véritablement GLACEE. Prise d’une raideur terrorisante et d’un frisson exécrable que j’ignorais jusqu’alors. J’imagine que c’est en fait cela, « La Peur », la vraie, l’opportuniste sans-gêne qui s’immisce sans crier gare, bouscule toutes les protections morales et se joue de notre équilibre. Tout à l’heure, c’était encore différent. Une "anticipation du terrifiant", j'imagine. Probablement un avant-goût de ma tétanie actuelle. Car vous savez, elle n’est auparavant jamais venue me trouver avec une telle amplitude, une telle puissance. J’ai atteint le paroxysme d’une sensation unique que je ne souhaite à personne. Mais j’ai vu l’impensable :
Deux squelettes métalliques, tout ce qu’il reste des géants mécaniques, à la carcasse cabossée et écaillée. Des bris de vitres parsemés au sol, vulgaires cristaux bruts qui reflètent la lueur crue des gyrophares. Mais je crois qu’il n’existe rien de pire que d’entendre la plainte assourdissante des sirènes qui braillent, hurlent d’horreur et crient au secours.
Et sous les colosses d’acier, une masse de serpents rouges liquéfiés gisait au sol. Mais cette fois, ils ne bougeaient pas. Ils étaient comme inanimés. Une matière molle et blanchâtre paraissait les écraser, pourtant, c’était eux qui émanaient d’elle. Elle semblait lourde, cette substance, consistante, mais vide au demeurant. Cette matière là m'était familière. Mais pas sous cet aspect là. Car ici, elle était couverte de meurtrissures et avait pris une teinte grisâtre.
Et j'ai compris.
L'enveloppe défaite d’une poupée fraîche et rayonnante, incroyablement vivante il y a à peine quelques heures de cela se livrait crûment et sans pudeur à mes yeux. J'eus l'extrême désarroi de constater qu'elle était à présent réduite en un simple polichinelle tout désarticulé, le spectre de son éclat dissolu à jamais dans les airs .
Je le savais maintenant… Cette marionnette là… c’était maman.
Réaction ? Néant.
Le silence le plus total , le plus effroyable qu’il soit.
Parce que le malaise, tapi dans l’ombre poisseuse de mon ataraxie, attendait pour se déclarer.
Soyeux et délicat, il commença à glisser le long de ma carnation, ruissela de mes yeux et épousa tout mon corps, fusionnant avec ma chair pour me conférer une seconde peau immuable, noire et nacrée, d’une nitescence lisse et dégoulinante.
Il était sensuel, ce malaise que je sentais monter en moi et qui me submergeait, il était sensuel, ce tourment que je transpirais par tous mes pores. Si sensuelle et autodestructrice, cette sensation qui me transportait…
Instinctivement, semblable à une machine rouillée, je trouvai dans un accès de désespoir la force de me diriger vers l’immense armoire, impassible et fière, qui se tenait devant moi. Je me sentais petite. Toute petite. Minuscule, ridicule. Anesthésiée par ma propre douleur et à demi consciente de mes mouvements, je m’emparai d’un verre, que je remplis furieusement d’un liquide qui captivait mes yeux voilés. Bien que trouble, ce fluide d’une rousseur subtile que je faisais ondoyer captait la lumière de la ville discontinue et confuse, se parant d’une élégante robe dorée. Dans cette brillance floue, cet éclat ambré, cette mouvance fluide, je reconnaissais la toute sainte figure féminine perdue: Je tenais entre mes mains crispées la représentation absolue de la plus divine des chevelures, celle de ma mère! A travers la teinte de cette liqueur magique, je revoyais onduler dans les airs la légère soie mouvante de ses cheveux, d'un délicieux fauve-doré plus éclatant que le Soliel lui même. Dans ma démence intérieure, je pouvais presque sentir cet or tendre glisser entre mes doigts, se dérober, m'échapper. Mais je ne voulais pas le laisser s'enfuir! Mes mains le retenaient fermement, mes narines le respiraient de toutes mes forces, espérant s'enivrer encore de son subtil parfum capiteux si caractéristique que je savais par coeur! J’aurais juré que ma mère était là, si vous saviez ! Tout semblait si réel que je n'aurais presque pu croire à une illusion...!
Et pourtant, la vue me renvoyait l'exact reflet de la réalité, atroce et traumatique. J'aurais souhaité être privée de mes sens afin d'effacer de moi cette image, inscrite au fer rouge dans ma mémoire, cette vision nette et obsédante d’une femme enveloppée dans un plastique noir inanimée sur le goudron, parmi les bris de verre et la tôle froissée !
Et résonnant bruyamment dans la confusion de mes pensées en une note criarde, le son grinçant, épouvantable d’un mot se répéta à l’infini, sautant, grésillant et s’emballant, à la façon d’un vieux disque rayé : « Ma mère est MORTE ! M-O-R-T-E ! Morte ! »
Engluée dans l'épaisse fange de ma détresse, j'avais pleinement conscience que cette phrase monstrueuse subsisterait à jamais dans mon cerveau sous la forme inévitable d'un poids bien trop lourd à porter.
4 heures et demi.
Le salon était plongé dans l’obscurité. Seules les lueurs du dehors éclairaient faiblement, et par petites parcelles la pièce muette, hantée par la seule présence impassible des ombres informes du mobilier. Alors que je m’approchais en titubant de la table et m’asseyais péniblement, un bruit cristallin retentit. Le verre s’était brisé à l’intérieur du salon, libérant à jamais l'alcool sur le sol. Ma main l’avait laissé s’échapper.
Et l’ultime souvenir se répandit sur le parquet, avec une mollesse tragique.
J’eus alors l’horrible sentiment d’avoir bafoué quelque chose de précieux, d’avoir brisé à tout jamais ce qui la faisait revivre un instant à mes yeux…
Responsable de mon dernier chagrin, je laissai la furie me gagner, et me pousser à l'inimaginable.
Mes lèvres fiévreuses embrassèrent le verre gelé de la bouteille et en engloutirent brusquement le contenu. Une brûlure virulente saisit ma gorge et tortura mes viscères, mais j'allais mieux. A la fois punie et repentie, je pouvais à présent sentir renaitre en moi la plus vénérable des défuntes. Rien n'aurait autant pu me combler. Car ce fut comme si j'eus porté ma mère en mon sein, à travers le chaud réconfort artificiel de l’alcool.
5 heures.
Tout commença à tourner autour de moi, tout s’anima dans un brouillard vacillant. Il faisait nuit noire, et pourtant, les faibles lueurs des phares et des lampadaires, pénétrant les austères stries noires de mes stores, vinrent clignoter dans mes paupières. La perception floue qui parasitait mon cerveau détraqué ne tentait même plus de se muer en une image nette. L'alcool, mon vicieux compagnon, m'aidait à me mentir volontairement, rejetant avec violence mes tentatives de retour à la raison et fermant à jamais les volets de ma conscience. Grâce à lui, l’illusoire remportait haut-la-main sa laborieuse lutte contre une réalité insurmontable, contre cet « impossible » que je m’efforçais de nier.
L'hallucination, c'est merveilleux.
Je me voyais près du sommet des plus hauts immeubles de la ville, libérée comme jamais. En équilibre sur une corde, l’air fouettant vivement ma peau, je flottai allègrement au dessus des immeubles et percevai à peine les vrombissements sourds des automobiles. Rien n’aurait alors pu m’atteindre, tant je me sentais immortelle et inhumaine. La Cruelle Capitale et moi fusionnions.
Et comme une funambule instable perdue dans un univers crépusculaire et joliment vicieux où le noir dansant et le mal-être flamboient, j’évoluais, sans même m’en soucier, sur le fil inconstant de l’équilibre mental...
C’est alors que cette héroïne du bitume que j’étais devenue, survolant les toits des entités de béton aux mille reflets mouillés telle une virtuose urbaine, se propulsa gracieusement dans les airs, s’abandonnant ainsi au plus intense des vertiges des sens, à la plus déroutante des actions, avec une fragilité fabuleuse.
5 heures 30
Retour dans l’appartement. VIDE de toute vie.
Mon corps, je crois, s’était effondré, laissant mon visage heurter avec violence la table. Mes cheveux, algues souples d'ébène, flottaient sur le bois verni jonché de nouveaux serpents empourprés enfin libérés de leur prison, tandis que ma nuque nue offerte à l’abat-jour, suppliait la chaude étreinte du faible faisceau de la lampe avant l'hiver éternel.
5 heures 35
Mutisme inaltérable et quiétude imperturbable dans la grande salle.
L’appartement avait, en seulement quelques secondes, changé de propriétaire.
Cet être, ce singulier personnage muet portait un nom. Il s’appelait « SILENCE »
Et je n’avais jamais connu quelqu’un d’aussi profond que lui.
De toute façon, il fallait bien trouver un nouveau résident…
…Car cette nuit-là, maman a fait l’amour avec la mort…
Et… Moi aussi.
Emilie.
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