"Et finalement, à tout prendre, que font-ils de leur vie, tous ces pauvres gens?"
-...Ben voyons, quelque chose de trépidant. Comme la plupart de nous tous, d'ailleurs. A défaut d'avoir le choix, ils avançent, réglés comme de parfaites pendules, et attendent que minuit sonne dans leur tête.
-Tu n'as rien trouvé de mieux que cela?!
Évidemment que non. A quoi t'attendais-tu? A obtenir la réponse ultime en foulant cette lourde nappe de grisaille inerte étouffante, ce linceul funeste appelé « bitume »? A une révélation soudaine, à un indice pour élucider les plus existentiels de nos "pourquoi"? Fallait-il espérer une réponse de cette pauvre ville anesthésiée, malade et faiblarde, plongée sous le lourd coma éphémère que la nuit lui confère ? Que fallait-il attendre de surprenant, finalement ?
Absolument rien.
C’est un cycle monotone, tout est minuté, réglé d’avance. Aucune surprise, les dés sont jetés.
La pulsation de ce cœur immense, fait de béton, de pierres et d’acier, est ralenti pour quelques heures. Puis son pouls recouvrira un rythme plus ordinaire, une fois l’obscurité percée par les premiers rayons du jour.
Un Dimanche, du mois d’Août. 23 heures. La voilà encore une fois assoupie, la gigantesque reine grise, qui garde en son sein les minuscules êtres grouillants que nous sommes. J’ai pourtant la singulière sensation qu’elle se fige dans cette routine, et se ternit au fil du temps, comme si elle s’éteignait un peu d’avantage chaque soir. Comme si elle se voyait détruite par ce qui l’a fait naître, trouvant son repos dans un sommeil artificiel et nuisible, bercée par le rugissement sourd des automobiles, noyée sous les fumées épaisses et les émanations complexes des pots d’échappement.
Alors, que perçoivent mes yeux dans cette pénombre éthérée ?
Toujours ces sévères dames de fer noir électriques, immobiles et hautaines. Toujours ces lampadaires crachant leurs lueurs indécises vacillantes et brouillées à travers l’écran pluvial qui les diffusent. Toujours ces faisceaux qui répandent leurs tristes reflets sur le goudron, le bariolant de tâches blanchâtres difformes.
Toujours les rapides ombres terrifiantes de quelques parapluies ouverts, gigantesques monstres cauchemardesques au corps souple et aux griffes crochues qui se dérobent aux quelques lumières pâles, déployant vivement dans un silence criminel leurs ailes biscornues sur le visage des gens évoluant sur le pavé, comme pour asphyxier les pauvres créatures sans laisser la moindre trace. Me voilà témoin du plus implicite, du plus gracieux, du plus soudain, mais surtout du plus illusoire des assassinats, où le meurtre ne devient plus réalité tangible mais perception abstraite de ma douce petite conscience préoccupée et trop imaginative .
Et bien sûr, toujours ce pavé grisâtre, humide, froid et un peu visqueux, qui claque sous mes pas mécaniques, parfaitement rythmés et prévisibles… Quelle tristesse !
Toujours aussi de longs bâtons blancs délavés sur une matière noire grumeleuse, usés par le caoutchouc des pneus et leurs crissements insupportables.
Ce décor, que vous définirez probablement d'enfer citadin, est devenu le mien.
Je ne saurais dire pourquoi cette errance solitaire, cette promenade nocturne est devenue machinale et essentielle. C'est un rite. Une habitude. Peut-être en ai-je inconsciemment besoin pour lutter contre la lassitude, puisque cette flânerie insensée vise seulement à tuer le temps. Et au moins, je ne pense plus. Ou presque plus, pour un bref délai. Cela fait parfois du bien de se sentir vide de toute préoccupation. Pour un moment, je deviens un robot téléguidé par je ne sais quelle impulsion qui me pousse à avancer sans réfléchir. C’est une vulgaire entité de fer libérée de tout état d’esprit qui progresse assurément de rues en rues, de boulevards en boulevards, guidée par le bruit des moteurs, les phares aveuglants des voitures et la magie de la fée électricité, mais ignorant tout du semblant de vie susceptible de l’entourer.
Je fais alors abstraction de mon cerveau et laisse l'intérieur de ma tête se remplir du plus immense des vacuums, jouissant à présent d’une unique perception sensorielle : Celle de la pluie rougissant mes joues, vivifiant ma peau de sa fraîcheur, mais battant mes tempes. De toute façon, tout ressenti est bon à prendre. Je ne dois aucunement, vous l'imaginez bien, omettre que je suis vivante.
Toutefois, comme à l'habitude, l’harmonie est parfaite, et ma déshumanisation de quelques instants aussi. Je fusionne avec mon ami, Monsieur Macadam. Il est mon compagnon d’infortune, me gratifiant de sa présence durant mes insomnies et mes délires désabusés.
Déjà, je m’arrête. Les éclaboussures d’une auto lancée frénétiquement vers une flaque d’eau m’extirpent de mon absence, de mon état de femme-humanoïde. Un conducteur bien peu scrupuleux, sûrement. Mon sang ne fait qu'un tour. Je me retourne alors et hurle une masse d'horreurs et d'injures, plus caustiques les unes que les autres. Quel sombre idiot! Je ne voulais pas recouvrir toutes mes pensées, pas tout de suite! C'est trop tôt... Et tout cela à cause de l'inattention d'un imbécile quelconque!
Et alors que mes lèvres, devenues pétales sanguines, s'articulaient avec âpreté et virulence, un soulagement bien peu reluisant se faisait sentir de plus en plus. Ce plaisir coupable était intense et me poussait à continuer. C'est comme si j'expectorais d'un seul coup les milliers de lames tranchantes et meurtrières qui encombraient ma gorge depuis suffisamment longtemps pour que leur présence me soit nuisible.
...
Interruption soudaine de mon emportement. Puis réflexion. Pour une fois, elle pointe le bout de son nez au moment opportun.
"Mais... Pourquoi toute cette haine pour quelque chose d'aussi insignifiant? Et après tout… qui suis-je pour le juger ? Il ne savait certainement pas...il ne connaissait pas mon état d'âme...Et il était peut-être pressé...Je ne suis pas seule sur Terre, et ma sensibilité à fleur de peau exacerbée d'aujourd'hui n'excuse pas une réaction telle. Quel comportement vraiment, quelle honte de s'emballer pour cela. Me voilà plus ridicule que jamais!
En tout cas, j’ai froid… Partout.
Il n’y a bien que mon cerveau qui ne soit pas encore paralysé par le frisson. Celui là, bien sur, pas de soucis, il fonctionne ! C’est déjà ça. Le trottoir noirâtre et humide, en face, m’interpelle. Je m’assois. Me voilà toute souillée. Tant pis !
Cette place, cette modeste partie de la rue, est l’habituel siège de mes ressentiments amers, dont je ferais part ici.
Pour tout vous confesser, c’est une impression désagréable, devenue récurrente dans ces moments flous, qui m’assaille. Celle que le temps, monotone et linéaire, poursuit son cours et vous laisse derrière. Et ce soir s’ajoute la sensation démoralisante que les quelques rares rebondissements de l’existence pouvant jamais se produire se sont dilués dans cette eau maudite, pleurée par les yeux purulents du ciel. Ces larmes, ce sont seulement des gouttes acides qui détruisent vos espoirs quand la langueur vous gagne. Vous savez, l’ennui, c’est ce qu’il existe de pire, et la monotonie, c’est à hurler. Il faut pouvoir bouillir de tout, trépigner d’impatience et se brûler l’âme au contact de ses rêves les plus ardents, les plus irréalisables, les plus fous. N’avoir "peur de rien", en somme. C’est pourquoi je ne peux parfois m’empêcher de considérer tout avec amertume en voyant cette tiédeur écœurante s’installer dans nos vies. C'est à en vomir.
Venons en maintenant à une constatation ô combien lucide et utile issue tout droit de ma petite tête (certainement pas uniquement de la mienne, d’ailleurs !)
« Le quotidien n’est jamais qu’une immense horloge. »
Je m’explique. De manière plus symbolique, avez-vous déjà observé les aiguilles ? Elles se poursuivent mais jamais ne se retrouvent vraiment, pourtant. Et lorsqu’elles se rejoignent, c’est pour une maigre poignée de secondes, pour quelques pathétiques fragments de temps… C’est triste, n’est-ce pas ? Une histoire d’amour impossible. Un conte des temps modernes, car désillusionné à souhait et criant de vérité. Tout le monde peut s’identifier à cela. On est entouré, mais pourtant isolé.
Même dans la foule, on se côtoie, on se frôle, mais on ne se retrouve jamais. On se plaint toujours à un moment ou un autre d’être seul au monde, seul avec soi même et ses idéaux. Seul avec ses désirs inassouvis. Tout n’est pas tout rose…
(Je ne suis pas folle, non, non!)
Et le fameux tic tac, à l’image des heures qui passent, des minutes qui s’écoulent, semble rythmer notre marche routinière et habituelle vers un avenir qu’on espère meilleur. Mais au fur et à mesure que le chemin se trace, on ne peut s’empêcher de marquer une pause. On s’arrête, on se retourne… Et puis on se rappelle. On dirige notre regard vers le passé, on implore une jeunesse qu’on voulait pourtant flamber il y’a quelques années, pour connaître le monde adulte. On se souvient, et on pense que « c’était mieux avant ». On voulait sortir d’une routine insupportable pour nos esprits juvéniles, mais on s’y est enlisés d’avantage avec nos âmes soi-disant « plus mûres ». On voudrait retrouver la fougue qui nous animait, le souffle d’envie et la soif de vivre absolue qui nous promettait un futur plus extraordinaire et nous faisait miroiter quelque chose de plus agréable que ce que l’on vivait. Etudes, examens… Mais des espoirs plein la tête. Et aujourd’hui, à tout prendre, que nous reste-t-il ? Une situation stable, de l’argent, mais une vie réglée comme une montre où l’ennui est légion.
Que dire encore de ce tic tac, presque identique au son obsédant et sec de nos talons qui martèlent le sol, et marquent une régularité troublante, presque malsaine, quoi que l’on fasse ?
Je reconnais, ma comparaison est ridicule et mille fois utilisée. Tant pis, j’avais envie de prendre cet exemple. On ne peut pas être toujours très original, après tout ! J’en ai assez dit. Stop. Fin de mon récit… pour le moment.
Le temps passa.
Un dimanche d’Août, 23 heures. Combien de mois, de jours ou bien d’années encore, se sont écoulées ? J’affirme avec certitude que cela fait un an.
365 jours déjà! C’est incroyable comme nombre. Et pourtant, tout est passé à une vitesse folle.
Arrêtons les élucubrations futiles. Un Bilan ?
C’est sans grand étonnement que je vous apprendrai ceci : je suis toujours la même. Les cheveux un peu plus longs, je vous l’accorde…
Il pleut, et je marche toujours dans ces mêmes rues, à la recherche de quelque chose que je ne connais toujours pas …
Toujours la même question, à laquelle je n’ai pu trouver de réponse:
« Comment ne pas tomber dans la monotonie? »
Exactement le même schéma reproduit un an plus tard : Une personne un peu égarée dans une nuit d’été suffocante et briseuse d’illusions. Exactement le même motif, à quelques détails près seulement…
Tout ceci n'est-il pas la preuve que le temps est horriblement cyclique ?
Comme d’ordinaire, rien ne change. La Terre tourne, la pluie tombe, les gens marchent, visages fermés et mouvements raides…Des automates de chair livides et fatigués aux engrenages mal huilés. Je ne veux pas faire partie de ceux-là!
...Alors, est-ce que quelqu'un va enfin se décider à leur changer les pièces?! Car vous savez, ils doivent souffrir atrocement, ces pauvres hommes...! Oui, ils doivent avoir mal quand ils respirent, se sentant coupables de leur métamorphose en pantins mécaniques. Ils doivent désirer secrètement que leur sang, devenu mercure glacé, se fige définitivement et les dégage de cette pendule, de cette horloge trop parfaite... Et c'est l'ennui, le cruel ennui, qui sera responsable de notre perte.
Emilie.