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Titre du blog : Les Flamboyances Noires
Auteur : Flamboyances-Noires
Date de création : 17-09-2009
 
posté le 17-09-2009 à 12:25:12

Le Téléviseur Mental de Théa

 

 

Ce soir, Papa et Maman ont ENFIN vu que la télé ne marchait pas bien…Elle était toute déréglée. Ils ont fini par s’en rendre compte… Au dernier moment, lorsqu’il était déjà trop tard.

Ce n’était pourtant pas faute de leur en avoir parlé avant. Ces temps-ci, je me rendais tout à fait compte que quelque chose n’allait pas, que les couleurs étaient fades, étranges. Ca me gênait énormément de voir tous mes dessins animés ternis, pâlis par l’espèce de brume translucide légèrement blanchâtre, par cette sorte de voile blafard embrumant l'amas savant de petits points colorés qui esquissaient à mes yeux innocents les douces promesses d'un monde nouveau. Je leur ai très souvent répété, à mes parents… Mais quand on est un enfant, nos appels et nos constatations ont moins d’impact. Dans la société actuelle, les grandes personnes sont pressées et n’écoutent plus. Pourtant, quand j’aborde l’épineux sujet et pose la question qui fâche, j’ai droit à la réponse évidente et mille fois bavée de leur bouche. L’automatisme se déclenche. C’est alors comme si mes adorables géniteurs n’étaient que des robots mal huilés qui rabâchaient sempiternellement une phrase issue d’un mauvais enregistrement. Un vrai propos réchauffé, parfois même reformulé à toutes les sauces. «  Tu comprendras qu’il y a des choses plus importantes, quand tu seras un adulte. On n’a pas le temps de s’occuper de ça maintenant, et puis ce n’est rien. » Une excuse facile à laquelle on veut donner plein de sens en restant très lacunaire, parce qu’en vérité, tout ceci n’est que de la fumisterie. Ou de la poudre aux yeux, appelez ça comme vous voulez. Mais du fin fond de mon « petit » cerveau d’enfant, je pense qu’il y a un temps pour tout, et que si on veut, on peut. Bien sur, Papa a beaucoup de travail. Mais une fois rentré du bureau, après avoir été l’ours en peluche tendre et avide de caresses que j’aime tant, il se mue en une créature glaciale, mutante et égoïste. Cette facette là, croyez-moi, elle est exécrable. Et le rituel est le même, tous les soirs… Il enfile ses pantoufles, et lit des magazines imbéciles ou le journal des heures durant, portant de temps à autres à ses lèvres gercées et demandeuses d’un peu de chaleur la petite tasse en porcelaine  par un geste maladroit, de son épaisse main de velours légèrement recroquevillée. Puis, il exige le silence. Et moi, je déteste ce moment là. Pour tout vous dire, ces horribles pantoufles, ce café trop amer et ces torchons de papier, je les désintègrerais, les brûlerais dans les ardeurs violentes de mon dégoût, les ferais voler en un million de confettis poussiéreux, si je le pouvais. Parce que mon père, pour de pareils artifices, se coupe de sa famille. C’est comme s’il oubliait que nous existions. Pour parler scientifiquement, « il rejette toute stimulation extérieure à l’univers qu’il s’est crée»… C’est savant comme expression, n’est-ce pas ? En tout cas, ce n’est pas dans les lectures de papa que j’ai eu l’occasion de puiser ce terme…

Ma mère, quant à elle, serait prête à tout pour obtenir la considération de son supérieur. Par conséquent, elle est littéralement obnubilée par son travail, et même si je sais l’affection qu’elle me porte, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle me néglige pour quelque chose de moins fiable bien qu’important, pour quelque chose qu’elle peut perdre à tout moment… Quant elle ne travaille pas à son entreprise, les contraintes domestiques la submergent. Submerger ?… je crains que le mot ne soit trop fort. Bien que ses moments avec moi soient rares, même très rares, j’ai souvent l’impression qu’avec moi, elle s’ennuie. Comme si je ne pouvais rien comprendre, comme si j’étais l’ignorance personnifiée. Quand je tente d’élucider le mystère, de savoir pourquoi je ne reçois pas l’attention dont j’ai besoin, et quelles raisons exactes les motive à agir ainsi et à ne pas simplement prendre parfois le temps de vivre, les mots que je redoutais refont leur intrusion, comme un cheveu sur la soupe. L’engrenage s’enclenche de nouveau. C’est un véritable manège infernal, qui tourne, tourne, tourne…

 

«  Ma Chérie, tu ne pourrais pas comprendre, tu verras quand tu seras adulte »

Je crois que ce concept autour du mot « adulte » est à la mode. Mais après tout, qu’est-ce qu’un mot ? Juste un assemblage de lettres. A-D-U-L-T-E… C’est horrible, vraiment, c’est laid et puis ça sonne mal. Et la fausse promesse qui gravite autour est probablement bien plus absurde. Cette promesse, c'est la liberté. (et attention, pas n'importe laquelle, la "Liberté" avec un grand et prestigieux "L", messieurs dames...)Tout ça, c’est magnifique, mais qui a déjà pu réellement l'acquérir? Qui a déjà pu prétendre la posséder pleinement au creux de ses mains, ou même la toucher du doigt un instant? Personne…Parce que l’humain, d'une part, n'est jamais totalement libre. Avant de me jeter la pierre, écoutez ce qui suit: On revendique une liberté totale tout en avançant à tâtons, les règles jalonnent notre chemin, et ces limites que l'on blâme nous rassurent tous plus ou moins. On a en effet besoin de ces entraves pour évoluer, on a parfois la nécessité, même inavouée, d'être encadré .On aspire à ce que l'on ne pourra jamais avoir. Prétendre le contraire serait mentir. Etre libre, ce serait  faire absolument tout ce que l'on veut, et par conséquent, se compromettre parfois inutilement. Les autres aussi. On ne vit pas seuls, il ne faut pas l'omettre. C'est pour cela que les contraintes existent. Pour nous éviter de nous égarer. Et s'il y a contrainte, il ne peut pas y avoir de liberté absolue. … UTOPIE. C’est une UTOPIE, vous comprenez ! Puis, il existe tellement de points nettement moins alléchants… On a longtemps fait la louange de la philosophie optimiste, mais moi j’ai envie de changer un peu… J’ai décidé de célébrer le pessimiste ! Voilà ! Après tout, c’est plus réaliste. Vous désirez des exemples ?  Si je vous dis « problèmes financiers », « malaises inavoués », « tabous imbéciles », « interdits parfois excessifs » (et donc, frustration), « incompréhensions »«négligences » « corruption », « manque cruel d’envie de vivre »… Cela vous parle, n’est ce pas ?... Eh oh ! EST-CE QUE CELA VOUS PARLE ?!

 

Vous ne m’entendez pas, c’est cela ?... Haha. Que je suis sotte!

 

… Et dire qu’inconsciemment on nous fait miroiter des illusions baveuses, et dire qu’on nous assure que dès que l’on sera plus grand, tout s’éclairera soudainement, qu’on sera capable de se rendre compte, comme illuminés par une soudaine grâce divine venue de je-ne-sais-où…On ne nous précise pas que rien n'est jamais acquis, et souvent, on s'aperçoit de cela en tombant de haut...Alors ouvrir les yeux, oui, mais à quel prix ? Ne serait-il pas plus judicieux de garder les yeux bandés et de rester dans l’inexact ? Je sais, je ne suis pas objective, et vous me certifierez, j'en suis certaine, qu’un regard d’enfant ne perçoit pas clairement toutes ces choses là…mais rien ne m’empêche de constater les dégâts, voyez-vous… Je contemple seulement avec amertume le reflet grisâtre que "le monde des grands" me renvoie, bien loin de la flamboyance originelle que j'en espérais… J'ai été beaucoup trop naïve.

 

Il faut dire qu'à chacune de mes questions, Maman répète toujours sa même affirmation bateau: « Ce serait trop long à t'expliquer. Je n'ai pas le temps! »

Quelle réponse exceptionnelle ! Quel manque d’attention ! Malheureusement, il faut le dire : bien plus d’individus qu’on peut le croire ont recours à cette méthode humiliante de la « facilité explicative ». Mais personne ne s’avoue réellement que derrière ces dires « expéditifs », faciles et faussement censés, on camoufle l’ignorance de la vérité. Et une difficulté à s’exprimer simplement. On dirait que mes parents ont oublié le sens du mot "réfléchir", comme si leur vie active les avait lobotomisés radicalement. On ne sort plus la panoplie d’artifices fabuleux de la pensée, par peur de se perdre dans des  raisonnements noueux et insensés…Mais sans se hasarder vers la complexité, sans chercher à résoudre les problèmes épineux... On n'apprend rien. Et honteux, on n’ose pas dévoiler notre ingratitude. Alors on la dissimule sous l’élégant masque du secret. Solution facile ! Inutile cependant de vous préciser qu’il ne faut absolument pas que la porcelaine ne se brise…

Et que dire de l'inconditionnel: "Je n'ai pas le temps "!

Réplique légendaire, fulgurante, classique indémodable des géniteurs en manque de réponses, sauveuse intemporelle des parents incultes en détresse et surtout… en  manque de temps et de raisons valable ! Dans notre toute sainte Société sans faille, on essaie à tout prix de nous faire avaler le contraire, de nous faire accepter le fait qu’on est entendus comme il se doit. De nous persuader que nous sommes trop exigeants et égoïstes. Quelquefois, ceci se révèle faux. On fait croire que l’enfant est roi, mais ce n’est pas toujours le cas. Matériellement, je peux le concevoir sans peine, on croule tous plus ou moins sous les biens. Mais en ce qui concerne la l’expression et la prise en compte des remarques, l’ombre au tableau est bien présente. Je dirais même qu’elle croit de jour en jour, nourrie de nos silences, de nos maladresses et de nos malaises. Mais on se fiche de tout cela, et on revêt le joli masque bien solide de la compensation financière pour assurer le bien être du petit protégé, grâce à la cage toute dorée du moindre désir assouvi, au profit d’une écoute et d’une curiosité que certains ne parviennent pas toujours à satisfaire, utilisant le trop jeune âge d’un être pour zapper la question qui fait mal, prétexte terriblement dévalorisant, en soi. Pour peu que l’on utilise les bons mots, tout le monde PEUT comprendre. Seulement, PERSONNE ne prend le temps de vivre. Surtout pas papa et maman, d'ailleurs. Même quand ils ne font rien, ils me disent toujours qu'ils n'ont "pas le temps". Il est quand même étonnant, ce "Monsieur le Temps qui passe"! Il est toujours là, il constitue nos journées, et pourtant personne ne l'a jamais! Que c'est étrange tout ça!

...

 

Inutile de dire que s’il y’a des rois dans ce monde, ce ne sont certainement pas les enfants. En revanche, les menteurs ont tous une belle et grande couronne...

Vous voyez, je m’appelle Théa. Je n’ai que 10 ans. Beaucoup prétendent que c’est « la préadolescence» «  le début des ennuis »… Pourtant, hors du sacro-saint cocon familial, on me répète souvent que je suis très mature pour mon âge…Je l’ignore, mais dans ce cas il faudrait sans doute le faire remarquer à la « toute-puissante » hiérarchie d’ADULTES qui m’entoure… En tout cas, j’ai mal. Mal a mon cerveau ! Je voudrais bien qu’on me le répare, pour me le rendre intact. A mon âge, n’est-ce pas malheureux ?

Toujours est-il que finalement, mes parents ont fini par s’apercevoir que ma chère télévision était en panne. « Mieux vaut tard que jamais », avez-vous dit ? A cela, je réponds : soyez d’abord capable de raisonner vous-même… Car vous aurez bientôt la preuve que les bons vieux dictons ne sont pas toujours de bon conseil ! Il faut dire qu’elle est vraiment dans un état déplorable…Ils auraient du écouter ce que je disais, on aurait pu la sauver, peut être… On dit aussi que « les absents ont toujours tort ». Encore une fois, permettez-moi de remettre en cause cette « vérité implacable » : ils sont à la maison toute la semaine, et pourtant, ils n’ont jamais pris la peine de régler le problème que je leur exposais depuis des jours. Ils déclaraient toujours «  Plus tard, plus tard, ça ne presse pas » d’une voix molle et lasse, à en faire crever un mort et pâlir un cadavre. Ceci a d’ailleurs toujours fait blêmir mon grand frère, une personne humainement exceptionnelle ! Ce jeune médecin consciencieux ne perd pas une occasion de rabaisser brutalement certains de ses clients, démolissant leur forteresse morale érigée à grand coup de volonté, en prétendant que s’ils en sont là aujourd’hui, c’est qu’ ils l’ont mérité et qu’ils ne peuvent de toute façon s’en  prendre qu’à eux-mêmes. A ses yeux, personne n’a droit à l’erreur, et celui qui ne sait pas prendre un problème en charge pile au moment idéal n’est qu’un incapable dépourvu d’intelligence et indigne d’exister. Pour lui, tout est prévisible, et il ne faut jamais rien remettre au lendemain. Ce garçon est d’une indulgence et d’une ouverture d’esprit que j’admire. Il est, de plus, doté d’une délicatesse innée, d’ailleurs j’envie son tact, sa compassion et sa diplomatie…

 Maintenant, si une chose est sûre pour « le fameux téléviseur de la discorde », c’est qu’il est trop tard pour les remords. C’est peine perdue à présent. Mes « illustres procréateurs » ont eu tort. Mais ils sont tellement fiers et orgueilleux qu’ils n’ont pas voulu admettre qu’avoir la science infuse n’est pas quelque chose d’humain. Rester sur un échec, pour eux, c’est la moitié d’une vie qui s’effondre. Quitte à faire n’importe quoi, il faut tenter le tout pour le tout... Et ceci est valable pour le moindre désagrément qui ponctue une existence, du petit déboire quotidien à la catastrophe intersidérale…  C’est pourquoi papa et maman ont souhaité faire les bricoleurs du Dimanche, aujourd’hui. Papa avait vu sur  son fabuleux «  psychologie plus magazine », que la nouvelle tendance pour non seulement réparer en urgence les téléviseurs défaillants et faire des économies était de tout réparer soi-même, plutôt que de faire appel à un spécialiste. Connaissant la haute richesse intellectuelle des lectures de mon géniteur, et livrant un indice de confiance sans borne à ce fabuleux fascicule, véritable bible du « rafistoleur professionnel » inutile de vous dire que je jubilais dans mon malheur, tout en prenant un plaisir sadique à me railler d’eux silencieusement ( voyez, les chiens ne font pas des chats, j’ai hérité d’une partie de leur mauvais caractère…), et en me répétant que pour le coup, on touchait totalement le fond…

Comme je l’avais prévu, tous les efforts échouèrent.  Les tentatives étaient vaines. Et l’idée de laisser un individu plus compétent prendre le problème en main leur traversa l’esprit, un jour, comme une fulguration soudaine, une grâce divine, presque. Une illumination ! Mais cet éclair de génie ne dura pas. C’était soit disant «  trop cher »…Je savais pertinemment que mes parents avaient un côté grippe-sou qui réapparaissait de temps à autres et quand ça les arrangeait. Moi, ça me dérangeait.

 

« Et voilà où on en arrive ! On triture les boutons, un peu n’importe comment, pour que tout rentre dans l’ordre… pendant quelques jours… On essaie plusieurs méthodes…

Mais finalement, on n’y parvient toujours pas, on s’est un peu surestimé. Et tout se complique d’avantage ! Tout le monde n’est pas électricien de profession ! Si si, vous savez, ces sympathiques chirurgiens savants du progrès technique, pour qui les tubes cathodiques et autres câbles électriques n’ont aucun secret, ces as de la soudure, de la prise péritel… et des connexions en tout genres, aussi… Des connexions en tous genres… DES CONNEXIONS EN TOUT GENRES ! Et même des plus originales… c’est dire…

Pourtant, cette fois, j’imagine que même leurs judicieux services n’auraient pas été suffisants…J’en suis même quasiment persuadée ! Vous avez fait un tel gâchis que vous ne règlerez pas le problème maintenant, car on ne peut plus rien faire, et vous vous mordrez les doigts devant l’irréfutable évidence qu’il faut parfois porter un minimum d’attention à ce qui vous entoure ! »

Silence intégral. J’y étais allée un peu fort. Je n’aurais jamais du vider mon sac. Tout ce que je pensais depuis des années venait de sortir. Ma voix et ma colère m’avaient trahi, et cette fois, je n’ai pas su contenir le bouillonnement excessif de mes pensées. Je crois que j’aurais dû…

 En face de moi tout semblait figé. J’étais le seul élément vivant sur un cliché mort. Deux moues fermées et inexpressives me scrutaient de leurs grands yeux vides. Deux immenses poupées de cire, défaites et défigurées : Mon père bouche bée, et ma mère ébahie. Je n’aimais plus du tout ces visages là, qui m’étaient pourtant familiers quelques minutes auparavant… Ils m’inquiétaient et m’indisposaient profondément. C’est comme s’ils grimaçaient, comme si la colère leur avait ôté tout contrôle. C’est pourquoi, si je l’avais pu, si j’en avais eu la force… Je serais partie ! LOIN. LOIN. TRES LOIN. Prendre mes jambes à mon cou et courir, courir, COURIR, Quitte a sentir mon sang, bouillant et dévastateur, battre à me rompre les veines, quitte à me déchirer les muscles, quitte à trébucher et m’ouvrir les mains, quitte à me déchiqueter la gorge et abasourdir ma poitrine de hurlements terrifiants, quitte à finir six pieds sous terre, épuisée et livide… MAIS M’EN ALLER !!

Puis, suite à ces instants qui me semblèrent une éternité, ma mère intervint. Je crois que j’avais ruminé ma détresse et manifesté mon grand ras-le bol un peu trop fort…Elle vomit des paroles que j’encaissai difficilement, que j’avalai avec douleur. Jamais je n’eus éprouvé pareille répulsion auparavant. Aussi nasillarde et étranglée que fut sa voix, elle trouva une force terriblement efficace : celle de retranscrire sa colère à travers une autorité sèche et cinglante que j’ignorais jusqu’alors de sa part. Elle me murmura en un souffle des paroles d’une narquoiserie sans pareille, sur un ton des plus cyniques et provocateur qui me fit véritablement frissonner de dégoût.

Eh bien, dis-moi, quel talent, jeune fille ! Tu es devin ? Médium ? As-tu un bac astral +10 ? Peut-être as-tu besoin d’une boule de cristal ? Tu veux toujours tout savoir mieux que les autres, n'est-ce pas? Tu as toutes les connaissances du monde, et à toi toute seule tu regroupes les talents de la Terre entière, évidemment... Ne te mêle pas de ce qui ne te regarde pas, Mademoiselle «  je-sais-tout » et laisse faire les grands. Tu es trop jeune pour avoir conscience de ce qu’il se passe. Tu es souffrante, d’accord mais impuissante face à ce qu’il t’arrive ! C’est pourquoi tu dois nous laisser œuvrer, et nous faire confiance ! Si encore ta compétence n’avait d’égal que ton culot, il me semble que nous t’aurions déjà sollicitée… ! Nous ne te demandons rien.

Je me suis toujours demandée si maman n'avait pas plus de culot et de mauvaise foi que moi, mais là, ça ne faisait plus aucun doute. Dans ces deux domaines, elle excellait démesurément.

Je restai éberluée.

 

Puis, un choc. Un choc terrible dans mon cerveau, et dans mon cœur aussi.

Mon cher téléviseur reçoit le coup fatal.

 

Dès lors, l’écran se brouille, les images sautent et s’entrecoupent, les couleurs vives dansent, se mélangent, les sons se distordent, rien ne va plus ! Tout s’affole là dedans, si bien que l’on pourrait croire que cette boîte à bizarreries animées va exploser sous la pression excessive de tous ces clichés, de toutes ces séquences, de ces enregistrements plus ou moins bruyants et illusoires. Tout comme si cette masse grouillante de choses vivantes diverses, agglutinée dans cette minuscule cage de plastique métallisé suffoquait, étouffée sous les câbles, dans ces profondeurs artificielles qui leur servent d’unique domicile. Comme si tout ce petit monde manifestait sa révolte en organisant un violent coup de force dont le fameux téléviseur ne reviendrait pas ! Une énorme farce monochrome filmée qui tourne à la tragédie. Et puis, soudain, tout disparaît dans une infâme bouillie de poussière visuelle noire et blanche, avec un crépitement  à vous en faire tressaillir l’ouïe et hurler les tympans. Que faire, alors ? Une seule et unique chose : remettre de l’ordre dans ce qui cloche. Combattre tous ces monstres, ces parasites électroniques, ces fantômes nerveux qui endommagent les réseaux et entrainent la surchauffe… Lutter, oui, mais TOUTE SEULE !

Car voilà que mes parents, ces pseudos- supermans incroyables, exposés violemment devant ma déchéance explosive, sont en proie à leur panique. Oui, pas de doute, ils sont spectateurs de l’effroyable spectacle qu’ils ont supervisé à leur insu. Ils n’ont pas réellement conscience de ce qui se déroule, ils ne comprennent pas. Tireront-ils des conclusions trop hâtives sur ce qu’ils ont vu ? Je l’ignore et pour tout dire, je m’en moque pour le moment. Ca bouillonne, ça palpite, ça tiraille, ça souffle et ça siffle ! C’est effroyable… J’AI PEUR ! SI PEUR !

Une accalmie, passagère. Le chaos m’offre quelques minutes de répit, et se délecte de sa victoire. Nous sommes deux dans mon corps, et tout compte fait, nous nous complétons admirablement : Moi et le vide.

 La plus lourde des quiétudes me gagne maintenant toute entière : celle qui précède le fracas. Vous savez, « Le calme avant la tempête »…

Soudain, le signal se trouble. Un surplus de ce grain poivre et sel poussiéreux envahit de plus belle mon écran ! Voilà une succession d’images en noir et blanc qui défilent vertigineusement devant mes yeux étonnés et exorbités, une valse folle au rythme insoutenable se donne dans ma tête, mais je ne suis pas le rythme… Je suis épuisée… La télévision devient folle, un signal électrique intense parcourt les câbles surchargés ! Satanée entité électrique ! Pars, maudit frisson sur-atomisé ! PARS !

Mais quelque chose me chagrinait encore, et bien d’avantage. Je me doutais étrangement que je n’étais pas au bout de mes souffrances… Car je ressentais au plus profond une tension pernicieuse, latente, tapie dans l’ombre visqueuse de mes neurones atrophiés, qui attendait le moment idéal pour fournir la décharge ultime, nécessaire pour tout foudroyer.

Je le savais ! Le vicieux court-circuit, inconsciemment alimenté par mes propres géniteurs grandissait, et attendait depuis longtemps d’atteindre l’intensité idéale pour me faire disjoncter … J’avais l’intime conviction que le moment s’approchait dangereusement.

Et c’était là le cas de le dire : « la vérité sort de la bouche des enfants. »

«  Allez, un dernier effort, on est sur le point de faire sauter tous les fusibles !»

 

- Hors de question ! Vous n’aurez pas ma peau sans perdre la votre ! Vous me faites mal, trop mal ! Il est temps pour vous de sortir ! Sales terroristes mentaux, va !

 Puis une voix déformée et venant de nulle part résonna dans les tréfonds de mon crâne. C’était singulier. Comme perdus dans un brouillard épais et confus, les syllabes semblaient se décrocher, et les sons disparaître en un écho grave et bondissant.

« Tu nous contiens depuis trop longtemps déjà…Nous sommes le reflet de tes peurs, de tes angoisses, de tes déceptions et de tes frustrations… Tes démons intérieurs. Tu as déjà enduré plus de choses que ce que tu ne le pouvais… Dans ta tête, l’écran qui projette en permanence tes souvenirs  ne supporte plus le flux trop important de tes ressentiments, et tout a lâché à l’intérieur… Mon enfant, ton téléviseur mental est grillé. Nous avons pris le contrôle, tu as perdu le tien. C’est sans espoir. Laisse-toi aller, afin que nous écourtions ton martyre. »

 

-Jamais !

« Adieu, Théa ! »

….

Puis le noir sur l’écran. Les dernières poussières éparses s’éparpillent parmi les câbles rompus.

Un bruit sourd se fit entendre, comme si on eût heurté le sol avec quelque chose de très lourd…

 

Ce son, ce n’était rien. Non, rien de bien grave… !

 Juste celui d’un corps désincarné tombé sur le plancher.

 

Emilie.